La Méthode Cartésienne, Pilier de la Philosophie Moderne

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Note : la lecture du Discours de la méthode de René Descartes m’a inspiré l’écriture du présent article dans lequel j’offre mes réflexions sur le contenu du traité. Je livre cette étude de texte sans connaissance préalable de ses autres ouvrages et des analyses existantes à son sujet, hormis celle contenue dans l’édition Flammarion du Discours (ISBN : 978-2-0813-9071-3).

Introduction

René Descartes (1596-1650) est l’un des philosophes ayant eu le plus d’influence sur les sciences et notre rapport actuel au monde physique. Beaucoup encore aujourd’hui, notamment chez les scientifiques, se définissent comme cartésiens, qualificatif devenu synonyme de logique et méthodique.

Le Discours de la méthode est son premier texte publié et paraît anonymement à Leyde (Hollande) en 1637. Sa publication s’inscrit dans une période de bouleversement intellectuel quant à la place de l’homme dans l’univers, fragilisant l’Église et son dogme autoritaire. En 1616, en effet, survient la première condamnation de Galilée pour avoir soutenu l’héliocentrisme et le mouvement de la Terre. Ce n’est qu’en 1620 que l’hypothèse du mouvement de la Terre est permise.

L’ambition du Discours est d’offrir une méthode qui permette une science universelle, expliquant les sciences dites abstraites à l’époque, comme la médecine, avec autant de rigueur que les sciences « dures », au premier rang desquelles les mathématiques.

En présentant sa méthode, Descartes prétend démontrer l’existence de Dieu et de l’âme, révèle certains aspects de sa morale, et affiche un regard critique sur le dogme autoritaire de l’Église et l’élite intellectuelle en place.

Page de titre de la première édition du Discours de la méthode (Leyde, Hollande, 1637)

La méthode

Descartes décrit sa méthode de manière concise et la définit en quatre règles dans la 2ème partie du livre : éviter soigneusement la précipitation et la « prévention » (i.e. la présomption), diviser chacune des difficultés à examiner en autant de parcelles qu’il sera nécessaire pour mieux les résoudre, ordonner ses pensées en commençant par les objets les plus simples, et enfin ne rien omettre.

Esprit critique

On remarque l’importance de l’esprit critique dans sa méthode, notamment dans le fait de se prémunir contre la précipitation et la prévention, incitant ainsi à combattre tout type de préjugés. Descartes s’empêche même d’établir des déductions de ses propres règles de peur qu’elles deviennent des prêt-à-penser. En effet, il craint que certaines personnes utilisent ses conclusions comme dogmes plutôt que de mettre en pratique leur esprit critique. Il va jusqu’à défendre à ses lecteurs de l’imiter afin de s’assurer qu’ils exercent en premier lieu un regard critique sur sa méthode.

De même, il ne se fie jamais à ses premières pensées. Cette technique de penser contre soi-même et de questionner ses a priori l’a amené à ne se voir objecter que rarement quelque argument qu’il n’eut point prévu. Descartes prévient cependant que l’introspection et l’exercice de l’esprit critique contre ses propres croyances n’est pas sans danger, déconseillant aux personnes impatientes, dépourvues de modestie sur leur propres capacités et hâtives dans leurs jugements, de se défaire de toutes opinions qu’elles ont intégrées jusqu’à présent, au risque de demeurer « égarées toute leur vie ».

Tout en prônant l’esprit critique, Descartes encourage la curiosité humaine et la lecture, activité qu’il tient en haute estime, déclarant que « la lecture de tous les livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés ». Il incite néanmoins à la défiance et à examiner le contenu des livres plutôt qu’à boire sans discernement le savoir qu’ils contiennent, afin de « connaître leur juste valeur et se garder d’un être trompé ». Il met également en garde contre la surinterprétation d’un ouvrage et le fait d’y trouver des solutions à des difficultés, auxquelles l’auteur n’a peut-être même jamais pensé. Ce biais cognitif peut amener pour lui à régresser en connaissance et à se rendre même moins savant qu’en s’abstenant d’étudier. Il enjoint de même les curieux à l’être autant vis-à-vis des œuvres et pratiques du passé que des actuelles, au risque sinon d’être déconnecté du présent.

Le bon sens

Pour Descartes, un esprit méthodique doit également être doté d’une bonne intuition pour permettre à l’intellect l’entendement des choses vraies, car d’après lui « les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies ». Il appelle cette capacité le bon sens et lui consacre la première phrase de son Discours : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont ».

Au-delà du caractère ironique de cette introduction, il explique dans son traité l’importance du bon sens qui donne à l’esprit la sensation de posséder et d’être à l’origine du savoir qui lui fait écho. Ce ressort psychologique vertueux tient au plaisir que l’on a à apprendre soi-même, mécanisme notamment à l’œuvre lorsqu’on s’applique à démontrer « les effets par les causes ». Il fait donc l’éloge de la construction intellectuelle par étapes plutôt que de partir d’une vérité toute faite, car l’idée est alors « bien plus aisée à concevoir » pour l’esprit. En effet, « on ne saurait si bien concevoir une chose et la rendre sienne, lorsqu’on l’apprend de quelque autre, que lorsqu’on l’invente soi-même ».

Rigueur dans les sciences

Descartes fait référence à William Harvey (1578-1657), médecin anglais qui a mené des travaux sur le cœur et la circulation sanguine. Il salue son œuvre qui établit pour la médecine, considérée à l’époque comme science abstraite, une base plus rigoureuse. L’explication physique de phénomènes complexes et abstraits plaît à Descartes qui décrit d’ailleurs dans son Discours le concept d’« esprits animaux », particules présentes dans le sang et dans les nerfs, qui étaient considérées comme responsables du mouvement du corps et du lien entre les sens et la pensée. Il souhaite appliquer autant de rigueur à toutes réflexions sur le monde et a pour ambition de faire de la philosophie une science.

Équilibre entre pratique et théorie

Il remarque, « touchant les expériences, qu’elles sont d’autant plus nécessaires qu’on est plus avancé en connaissance ». Il encourage effectivement le fait d’avancer par étapes élémentaires, raisonner par chaîne de causes et de conséquences puis les démontrer par l’expérience, plutôt que d’élaborer une pure construction intellectuelle. Il s’agit là d’un compromis entre théorie et pratique, toutes deux essentielles car, selon lui, à la fois notre raison est corrompue par la société, et on ne peut se fier complètement à notre perception du réel puisqu’on peut être trahi par nos propres sens. Le fait de vérifier la théorie par l’expérience permet également de se prémunir contre de faux principes et croyances, ce qui concorde avec l’idée qu’il défend dans son ouvrage de prendre intellectuellement de la distance vis-à-vis des dogmes et des lois.

Statue de René Descartes dans la ville de Descartes, France (Photo: Jean-Charles GUILLO, 2008)

Sa morale

Sa morale, qu’il appelle « par provision », est décrite dans la 3ème partie du livre et consiste en quelques maximes.

En premier, obéir aux lois et aux coutumes du pays dans lequel il réside, ce qui inclut également la religion. Il parle d’ailleurs de se « régler selon ceux avec lesquels il aurait à vivre ». On peut ici remarquer une contradiction flagrante avec son précepte de se départir de toute influence de la société lors de ses réflexions. Cela montre son caractère éminemment politique dans son rapport au monde, notamment dans ses ouvrages, où il doit trouver des compromis entre diplomatie en société et intégrité intellectuelle.

En deuxième lieu, observer ce que les gens font plutôt que ce qu’ils disent, car les véritables croyances sont peu souvent conscientisées. Il note en effet que le fait de croire et savoir que l’on croit sont deux mécanismes de la pensée qui s’excluent la plupart du temps. Cette étude des hommes et de leur vie permet également de pouvoir s’en inspirer afin de choisir la meilleure pour soi-même.

Troisièmement, entre plusieurs opinions « également reçues », il préfèrera toujours les plus modérées, car les excès ont coutume d’être mauvais, en particulier lorsqu’ils nous retirent de la liberté.

La quatrième maxime consiste à être le plus ferme et résolu possible dans ses actions. Il exècre les sceptiques et considère que ce sont des gens irrésolus qui doutent pour le plaisir de douter. Il s’autorise à estimer la véracité des opinions selon leur probabilité, mais est absolu dans son assertivité au moment d’agir : « Il faut être résolu dans ses actions alors même qu’on demeure irrésolu dans ses jugements » (Lettre à Reneri pour Pollot, avril ou mai 1638, AT II, p. 34-36).

Et cinquièmement, se remettre en question lorsque le réel contredit sa pensée, car il est plus aisé de « changer ses désirs que l’ordre du monde ».

Ces maximes, ainsi que les vérités liées à sa foi, constituent les seuls préceptes qu’il ne peut remettre en cause, contrairement à tout le reste. Il est étonnant de constater une nouvelle fois la dichotomie entre la prévention qu’il cherche à éviter dans sa logique, et sa foi qu’il présente comme base de sa morale. En effet, la foi est une vérité qui par définition n’a pas vocation à être questionnée. Son discours manque d’introspection à ce sujet, n’en affichant effectivement aucune. Il faut peut-être ici prendre la foi de Descartes comme une assertivité autour d’une question sur laquelle il n’est pas complètement fixé, respectant ainsi sa quatrième maxime. Et si la foi est ici liée à la religion, il s’agit du dogme par excellence ! Il m’apparaît qu’il a pu volontairement afficher sa foi pour se prémunir d’une possible condamnation de l’Église lors de la publication de son livre. Cela aurait été un gage d’allégeance afin de pouvoir disséminer les graines de la raison au plus grand nombre, notamment grâce à l’utilisation du français plutôt que du latin, avançant ainsi masqué. Concernant sa conviction personnelle, il semblerait toutefois que Descartes était croyant puisqu’il faisait régulièrement des prières à Dieu (Adrien Baillet, La Vie de Monsieur Des-Cartes, II, I, t.1, p. 81-86).

René Descartes à Amsterdam. À la main, gravure sur bois (Photo: North Wind Picture Archives)

Aspect métaphysique

L’existence de l’âme et de Dieu

Pour Descartes, la perception du monde est le fruit de nos sens et donc, ceux-ci pouvant nous trahir, ce que nous appelons réel peut toujours être discuté. Il est vrai que les rêves nous semblent tellement réels lorsqu’on est immergé dedans. Malgré la tentation de penser que tout est faux, il subsiste au même moment une vérité, celle que l’on est en train de penser. De là survient la célèbre maxime « Je pense, donc je suis » (« ego cogito, ego sum, ego existo »), traduisant l’hypothèse de l’auteur que notre être est une substance distincte du corps, dont toute l’essence est de penser : il l’identifie comme notre âme. En effet, on peut douter des choses matérielles, mais pas de notre être, par conséquent notre être n’est pas matériel.

Il s’ensuit que notre esprit, pouvant envisager un être plus parfait que nous-même, devait forcément avoir été inspiré par un être supérieur, car cette idée, « de la tenir du néant, c’était chose manifestement impossible ». Il parle bien évidemment ici de Dieu, à qui nous devons tout ce que nous savons et de qui nous dépendons. Il continue en défendant que nos sens ne nous seraient d’aucune aide pour interpréter le monde si nous n’avions un entendement qui le permette. Dès lors, le fait d’« avoir un corps, et qu’il y a des astres et une terre, et choses semblables, sont moins certaines » que l’existence de Dieu, « un être parfait et infini ». Il défend que le principe même de perfection dans l’esprit humain nous vient de Dieu, rédigé comme suit dans le style de Descartes : « Si nous ne savions point que tout ce qui est en nous de réel et de vrai, vient d’un être parfait et infini, pour claires et distinctes que fussent nos idées, nous n’aurions aucune raison qui nous assurât qu’elles eussent la perfection d’être vraies ».

Cette démonstration est étonnante dans sa concision. En effet, il prend tout au plus 5 pages pour nous prouver l’existence de l’âme et de Dieu, sans même considérer quelque contre-argument. Un sujet aussi capital aurait sûrement, de la part d’un philosophe parfaitement honnête, mérité un développement plus élaboré. A titre de comparaison, il prend environ 11 pages pour exposer son point de vue sur le bon sens et l’esprit critique. Il est difficile ici de juger de l’honnêteté de Descartes sur un tel sujet, étant donné le contexte et l’idéologie qu’imposait l’Église à cette époque.

Son rapport aux animaux

L’âme, la pensée et la raison sont les choses qui nous séparent des animaux. En cela, Descartes s’inscrit en faux vis-à-vis de Montaigne (Lettre à Newcastle du 23 novembre 1646, AT IV, p. 573-575). Il réfute également l’idée que partagent « quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions pas leur langage ». Pour lui, les mouvements des animaux sont ceux « de leur crainte, de leur espérance ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée ».

A l’appui de ce raisonnement, Descartes imagine des machines ressemblant aux hommes, tels des automates complexes, qui à première vue ne seraient pas différents de nous. Cependant, il serait toujours possible pour lui de distinguer les humains des machines, et cela pour deux raisons : d’abord « jamais elles ne pourraient user de paroles, ni d’autres signes en les composants », puis « il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine, pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie, de même façon que notre raison nous fait agir ». On peut se demander ce que Descartes aurait à dire sur l’avènement de l’intelligence artificielle et sa potentielle future transversalité d’application avec l’arrivée déjà annoncée de l’IA de 3ème génération pour 2030 (La Guerre des Intelligence, Dr. Laurent Alexandre).

René Descartes dans son atelier (Photo: ©Getty – ©Historical Picture Archive)

Vision proche du stoïcisme

Descartes prône l’utilisation de la raison qu’il définit par le fait de discerner le vrai du faux et l’exigence de la certitude. Ici, la rationalisation du savoir humain s’opère en mettant à l’écart l’émotivité, l’imagination tournée vers l’avenir et la mémoire qui est la réminiscence du passé. En cela, la philosophie de Descartes trouve des liens avec le stoïcisme, notamment dans la mise à distance de l’imagination en s’ancrant fondamentalement dans le présent, tout en gardant le contrôle de la raison face au tumulte des émotions (Pensées pour moi-même, Marc Aurèle).

On peut, certes, noter l’utilisation occasionnelle du mot « plaisir » dans le Discours (à trois reprises) alors qu’il est considéré comme un mouvement irrationnel de l’âme selon la doctrine stoïcienne. La bonne affection correspondant au plaisir serait ici la joie.

Vérité logique plutôt que dialectique

Pour Descartes, il est préférable qu’un raisonnement, une œuvre, une philosophie, soient composés de la main d’un seul plutôt que le produit de la contribution de plusieurs. On peut reconnaître une volonté de tendre vers la pureté d’une idée en la préservant de toute interférence extérieure. Cette démarche consiste à s’approcher d’une vérité absolue, ce qui relève d’une vision davantage logique que dialectique. Effectivement, il parle de « connaissance de la vérité » comme prérequis pour bien juger (Lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, AT IV, p. 291-293), en ne manquant pas d’employer ici l’article défini. De même, il évoque l’idée de perfection inspirée par un être supérieur, confirmant qu’il croit en un absolu, ce qui s’applique donc logiquement à la notion de vérité.

Il rejette au même titre la méthode scolastique de la disputatio (en exercice au moyen-âge), qui consistait à éprouver les opinions par la controverse, car on est alors davantage concentré à démontrer la vraisemblance d’une idée plutôt qu’à « peser les raisons ». En effet, les meilleurs avocats ne font pas forcément les meilleurs juges.

Galilée devant le Saint-Office (peinture de Joseph-Nicolas Robert-Fleury, 1847)

Aspect politique

Contexte idéologique

En 1633, Descartes renonce à publier Le Monde après la seconde condamnation de Galilée la même année. L’Église exerçait alors une coercition intellectuelle et imposait sa vision du monde de manière autoritaire. Tous les exemplaires du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée ont en effet été brûlés à Rome. Descartes réprouve cette condamnation, considérant que cette théorie de physique n’est préjudiciable ni à la religion, ni à l’État. Sa proximité intellectuelle avec Galilée se vérifie dans sa correspondance privée lorsqu’il dit du mouvement de la Terre : « je confesse que, s’il est faux, tous les fondements de ma philosophie le sont aussi, car il se démontre par eux évidemment » (lettre de Descartes à Mesrenne en novembre 1633). Descartes choisit de rester intègre et refuse d’amender son œuvre pour la voir publiée : « aimé-je mieux le supprimer que de le faire paraître estropié » (lettre à Mesrenne en novembre 1633).

Prudence

Le contexte de l’époque force Descartes à la prudence, et c’est anonymement que le Discours paraît pour la première fois en 1637 en Hollande. A l’origine, il ne souhaitait pas que son ouvrage fût publié de son vivant car il pressentait les oppositions et controverses qu’il ferait naître. Il était conscient que cela lui aurait fait perdre un temps précieux qu’il comptait employer à s’instruire. De même, il ajoute qu’il hait la gloire, en tant qu’il la juge contraire au repos.

Descartes choisit donc de ne dévoiler que le minimum pour exposer sa méthode et se refuse à en faire des déductions ou à l’illustrer avec des exemples qui prêteraient à polémique : « J’ai pensé qu’il m’était aisé de choisir quelques matières qui, sans être sujettes à beaucoup de controverses, ni m’obliger à déclarer davantage de mes principes que je ne désire » (lettre à Mesrenne en avril 1634). Il veut éviter de se brouiller avec les doctes, et plus généralement les personnes qui sont certaines de détenir la vérité, telles celles faisant partie de l’Église. Il y a ici un paradoxe avec la quatrième maxime de sa morale consistant à avoir une totale assertivité lorsque vient le moment d’agir, et que la conviction doit être inébranlable, quand bien même on ne saurait être complètement sûr d’une hypothèse au moment de la réflexion. En effet, le comportement qu’il cherche à éviter chez les doctes est celui-là même qu’il prône. On peut également noter qu’encourager l’absolutisme au moment de l’action est un trait caractéristique du monde politique, en opposition avec le monde philosophique qui peut se permettre un certain relativisme, ou remettre en question ses certitudes comme le dira plus tard Nietzsche (Le gai savoir).

Il prend la précaution de montrer son humilité envers Dieu et la religion à plusieurs reprises, comme gage de probité morale envers l’Église. Dans ces passages, il ne manque généralement pas d’ajouter une pointe d’ironie, ce qui rend leur lecture particulièrement savoureuse : « Je ne voudrais pas inférer […] que ce monde ait été créé en la façon que je proposais ; car il est bien plus vraisemblable que, dès le commencement, Dieu l’a rendu tel qu’il devait être ».

Critique de la société

Descartes porte un regard critique sur la société de bien des façons. Il prétend que son influence pervertit notre jugement, et que, si nous disposions de toute notre raison dès la naissance, nos jugements ne pourraient être plus purs. Les chemins intellectuels que trace la société pour nous, pour ainsi dire les dogmes, sont tellement empruntés qu’il est désormais plus facile de les pratiquer que de tracer sa propre voie en ligne droite jusqu’à sa destination.

Cette défiance envers les dogmes converge avec celle qu’il a à l’égard de l’ordre établi. Il ne prend en rien la richesse économique comme gage d’érudition et affirme même dans sa correspondance privée que « ceux qui sont nés grands et heureux [,] ont le plus d’occasions de se tromper ». (Lettre à Reneri pour Pollot, avril ou mai 1638, AT II, p. 36-37).

L’influence délétère de la société nous amène enfin à porter davantage attention à ce qu’on croit devoir être vu par plusieurs plutôt qu’à ce qu’on ne fait que pour soi-même. C’est une tendance de l’être humain que souligne également Blaise Pascal à la même époque dans Les Pensées.

Optimisme envers le peuple

Descartes choisit d’écrire le Discours en français, et non en latin comme il en était coutume, pour s’adresser directement au peuple, loin des dogmes et court-circuitant les érudits de l’époque : « si j’écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est la langue de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure, jugeront mieux de mes opinions, que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens ». Il fustige ici une rigidité intellectuelle parmi les doctes et en appelle au bon sens contre l’autorité. Le partage du savoir n’est pas tout, il faut également pouvoir le questionner. Ces deux choses sont étrangères aux gens de peu, et Descartes voit dans la masse des non-érudits un public qui aura, par sa naïveté intellectuelle, moins de mécanismes de défense inculqués, et qui sera donc plus réceptif au bien-fondé de sa méthode. Il fait confiance au bon sens individuel, mais en aucun cas à une forme de sagesse populaire, car les chemins menant à la vérité sont parfois si tortueux qu’il est plus probable qu’un homme seul les ait trouvés plutôt que tout un peuple, et ce malgré la pluralité des voix.

Pourtant, dans le style, Descartes est friand de longues phrases, à grand renfort de virgules et points-virgules, si bien que ses phrases peuvent faire l’équivalent d’une page entière. Leur lecture requiert une certaine dextérité intellectuelle et cela ne semble pas d’un pédagogisme adroit pour quelqu’un qui prétend s’adresser au plus grand nombre, à la masse populaire peu éduquée.

Déterminisme

En fin du traité, Descartes explique que les conséquences sont démontrées par les causes, mais plus encore, il estime que les causes le sont également des effets. Cette affirmation est révélatrice d’une vision déterministe de Descartes. Il y a néanmoins une dichotomie à soutenir le déterminisme et à opérer une distinction de nature entre l’âme, d’ordre métaphysique, et le corps appartenant au monde physique. En effet, l’âme commande au corps ses actions et, par conséquent, elle est la cause de son mouvement qui est un phénomène physique. Le déterminisme s’applique donc nécessairement à l’âme dont les manifestations constituent alors des maillons dans la chaîne de causes et de conséquences. Deux solutions donc : soit le monde métaphysique est sujet au déterminisme au même titre que le monde physique, auquel cas la distinction fondamentale qu’opère Descartes entre les deux perd de sa pertinence, soit l’âme fait partie du monde physique et est donc constituée de particules à l’image de ce que décrivait Lucrèce dans La Nature des Choses. La question de l’application du déterminisme à l’âme rejoint le débat sur le libre arbitre qui a occupé tant de philosophes de toutes époques depuis Saint Augustin.

On peut enfin constater que Descartes ne mentionne pas les miracles dans son traité, alors que ce sont précisément des manifestations d’ordre métaphysique dans le monde physique. La seule occurrence du mot « miracle » dans le Discours fait référence au concept intemporel de miracle de la création, ce qui laisse à penser que Descartes ne validait pas la notion d’intervention divine temporellement localisée. Il ne réfute cependant pas ouvertement les miracles qui étaient des preuves de la puissance divine, mais surtout de celle de l’Église qui prétendait être en capacité de les invoquer par des rites ou des prières. Voyant le risque qu’il y avait à discuter des miracles, il a pu trouver préférable de ne pas aborder le sujet.

Portrait de René Descartes (peinture de Frans Hals, circa 1649-1700)

Conclusion

Le Discours de la méthode est le premier livre publié de Descartes, et ce dans un contexte de coercition intellectuelle qu’exerçait l’Église sur les philosophes. À rebours du dogme religieux, il est amené à prendre des précautions quant au contenu du traité et à son mode de publication.

En livrant sa méthode, il a pour ambition d’offrir un outil universel à la raison, aussi bien pour l’étude du domaine physique que métaphysique, avec pour objectif de faire de la philosophie une science aussi rigoureuse que les mathématiques. Il s’agit de la première pierre de la philosophie cartésienne, et son œuvre influencera les plus éminents philosophes, parmi lesquels Emmanuel Kant, Thomas Hobbes et Blaise Pascal. Son aura scientifique et philosophique à travers les siècles lui vaudra le surnom émérite de « père de la philosophie moderne ».

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