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L’Eloge de l’Amour, par Platon

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L’amour, probablement l’un termes les plus consensuels de notre temps, et qui a occupé tant de penseurs à l’échelle de l’histoire. Un sentiment si puissant qu’il suffit à expliquer la plus délurée des réactions, la plus folle des attitudes. Mais l’amour est-il un sentiment unique ? Peut-on comparer l’amour d’un parent pour son enfant avec l’amour qu’ont les amants ? Cette émotion peut prendre différentes formes, et malgré sa polysémie, tous les éloges en revenaient à un unique dieu dans l’antiquité grecque : Eros.

Lors d’un banquet organisé chez le poète Agathon d’Athènes pour célébrer sa première victoire au concours de tragédies aux Lénéennes en 416 AEC, le médecin Eryximaque propose que chaque invité présent se prête à une improvisation en faisant l’éloge du dieu Eros. Le Banquet écrit par le philosophe Platon fait le récit de cette nuit.

Le Banquet de Platon (Feuerbach 1869)

Une variété de styles

Six invités vont se succéder et partager leurs réflexions : l’aristocrate Phèdre, l’athénien Pausanias, Eryximaque, le poète comique Aristophane, Agathon et enfin le philosophe Socrate qui rapporte les paroles de la prêtresse Diotime. La variété dans l’ouvrage se ressent à la fois dans le nombre de protagonistes et par le style qu’ils utilisent pour livrer leur point de vue sur l’amour. Aristophane et Socrate prennent le parti de faire l’éloge d’Eros avec un arrière-plan mythologique, Pausanias et Eryximaque estiment quant à eux qu’il existe deux Eros analogues aux deux Aphrodite, enfin Phèdre et Agathon présentent un unique Eros et le décrivent en fonction de son ancienneté vis-à-vis des autres dieux.

Fresque d’un banquet (Tombe du plongeur, Italie, 475 AEC)

Un narratif en poupées russes

Platon a ici pris le parti de retranscrire les interventions des invités du banquet en n’omettant pas la chaîne de transmission par laquelle cet évènement lui est parvenu. L’athénien Aristodème, invité par Socrate au banquet, fait le récit de la soirée à un certain Phénix qui lui-même rapporte l’évènement à un inconnu, qui à son tour le transmet à un certain Glaucon, qui enfin s’adresse à Apollodore en lui demandant de narrer l’évènement à un groupe d’anonymes. J’ai construit la syntaxe de ma dernière phrase à l’image du récit du banquet. On peut sans doute faire crédit à Platon d’avoir rendu compte de l’exactitude de la chaîne de transmission, mais on doit cependant noter que l’apparent souci d’honnêteté rentre en contradiction avec la démarche même de retranscrire ce récit puisqu’il est inévitable que ce même récit ait perdu de sa vérité par les altérations successives à chaque étape de la chaîne de transmission. De même, et à peine entré dans le récit, on est perdu par une telle complexité et une avalanche de noms sans mise en contexte préalable. Pour ma part, le récit devient clair à partir du dialogue entre Socrate et Aristodème qui se dirigent vers la maison d’Agathon pour le banquet, et je ne vois pas d’intérêt particulier dans la lecture de l’œuvre à opérer le choix d’un narrateur qui soit autre que Platon.

Un banquet (céramique grecque antique)

Aristophane et le récit des premiers hommes

L’intervention d’Aristophane est ma préférée du banquet. Elle offre un regard mythologique sur l’aspiration des êtres humains à aimer un autre être à la façon des amants. Il explique notamment que les premiers humains avaient deux visages sur une même tête, quatre jambes quatre bras ainsi que deux sexes. A la suite de leur révolte contre les dieux, le dieu Zeus décida de les punir en les coupant en deux, puis demanda au dieu Apollon qu’il soigne leur blessure dont le nombril est l’ultime cicatrice. Dès lors, ces nouveaux humains, nous, se retrouvent dans une perpétuelle incomplétude et cherche désespérément leur autre moitié. Cette expression de moitié est présente dans notre imaginaire collectif et bien souvent utilisée de manière romantique pour décrire ce même manque que l’on peut ressentir.

N’ayant pris connaissance de cette mythologie qu’à la lecture du livre, le récit d’Aristophane a donc donné corps en moi à ce sentiment familier qui ne relevait qu’à présent du domaine de l’abstrait, dans le maelström des émotions. Elle m’a également donné à penser sur notre propre condition et sur notre liberté face à ce désir de complétude que tant de nous partagent, sans pour autant parfaitement l’atteinte. Cela m’a renvoyé aux moments rares de ma vie où j’ai voulu pouvoir serrer une personne chère dans mes bras si fort que nous puissions fusionner, un désir teinté de désespoir car l’aspiration à la complétude se heurte inévitablement à la finitude et l’impuissance de notre condition humaine. L’éloge d’Eros prend ici tout son sens car il s’agit du seul dieu capable, par l’amour qu’ont les amants, de nous soulager de ce manque et de nous permettre de reconstituer provisoirement notre antique unité.

Premiers hommes selon Aristophane (céramique grecque antique)

L’Eros vulgaire et l’Eros céleste

Pour Pausanias et Eryximaque, Eros est double et chacun d’entre eux est associé à une Aphrodite. L’Aphrodite vulgaire est la plus jeune. Fille de Zeus, cette Aphrodite Pandémos suscite en nous le désir charnel, opposé à celui de l’amour de l’âme incarné par l’Aphrodite dite Ourania, car fille du dieu Ouranos. Cette dernière est la plus âgée et c’est elle qui était invoquée par les courtisanes qui souhaitaient trouver un mari. Cette distinction entre les deux Eros donne corps à deux types de sentiments, instinctifs d’une part, pulsion pour un corps et s’attachant de fait à son caractère temporel, à la finitude de tout ce qui concerne notre enveloppe, et noble d’autre part, intemporel et relevant du divin car nous incitant à transcender notre condition humaine. Ici, la différence entre les deux Eros réside dans l’intention de celui qui ressent l’amour et dans son potentiel transcendantal. Cette notion est à mon sens l’une des plus intelligibles de l’œuvre.